• Les architectes du paysage, artisans de nos villes

    Le paysage, ce n’est pas seulement ces collines qui s’étendent à perte de vue, cette mer gris-bleu. C’est tout ce qui nous entoure : cette organisation de l’espace qui régit notre quotidien, nos rencontres, notre rapport à la nature et à la culture.

    Julie Luong
    Mis en ligne jeudi 24 octobre 2013, 13h07

     

    Paru dans Victoire le 19/10/2013

    On les appelle parfois « paysagistes », mais ils font bien autre chose que des jardins : ils élaborent les villes, conçoivent des espaces publics. Un peu sociologues, militants malgré eux, écolos sans ostentation, ils réalisent un travail presque invisible. Ce ne sont pas des architectes stars qui « déposent » leur oeuvre dans la ville – et parfois comme un cheveu dans la soupe. Ce sont des artisans de l’ombre, qui tentent de ramener de la nature dans la cité, de l’humain dans le commercial, de la rencontre dans la voracité urbaine.

    Moins chère, la ville

    Utopistes ? Beaucoup moins, en fait, que ne l’étaient leurs cousins urbanistes dans les années 70. L’architecture du paysage, ou « du territoire » comme on l’appelle aujourd’hui, serait même le pur produit du pragmatisme, pour ne pas dire de la crise. Au cours des dix dernières années, les pouvoirs publics ont commencé à faire des appels d’offres à des architectes du paysage. Sur le territoire européen, il y a en effet eu une sorte de glissement de l’attention de l’urbanisme vers l’architecture du paysage. Et ce, parce que nous sommes entrés dans un autre type d’économie. Le paysage coûte dix fois moins cher que l’architecture : aujourd’hui, les pouvoirs publics n’ont plus les moyens de porter l’équipement public, mais ils ont encore les moyens de concevoir l’espace public. On ne pense plus la masse bâtie avec, autour, de l’espace public mais de l’espace public avec, ensuite, des équipements. C’est là qu’intervient le terme de « landscape urbanism », explique Bas Smets, architecte du paysage. La question du paysage, ce n’est pas les jardins, ce n’est pas l’environnement, c’est une question beaucoup plus vaste qui cherche à définir le monde dans lequel on vit : c’est une façon d’aller au-delà des limites, d’élargir l’échelle, de regarder au-delà des parcelles, explique Rita Occhiuto, professeur à la Faculté d’architecture de l’Université de Liège.

    Aujourd’hui, la majorité des projets d’aménagement du territoire et d’urbanisme intègrent cette dimension du paysage. La Convention européenne du paysage, adoptée en 2000, y incite. Avec elle, l’idée que les paysages « ordinaires » font partie intégrante du bien-être des populations a fait son chemin. Plus besoin d’être un site exceptionnel classé au patrimoine mondial de l’Unesco pour prétendre être protégé ou aménagé durablement. Ravagé, urbain, industriel, le paysage a de multiples visages et toujours une histoire. Les architectes du paysage sont donc de plus en plus demandés. Ce sont eux qui vont permettre de donner une cohérence à la ville, d’y injecter du sens, notamment en créant des espaces vraiment publics – parcs, places – et pas seulement décoratifs.

    Si des cours d’architecture du paysage existent depuis des années dans les écoles d’architecture, aujourd’hui, elle s’érige comme une discipline à part entière. Une filière spécifique vient de s’ouvrir à l’Université de Liège. L’Université libre de Bruxelles a la sienne depuis quelques années seulement. C’est une discipline en plein développement, qui se précise, s’hybride, explique Rita Occhiuto. Une discipline, souvent, qui vole haut et ne ménage pas les méninges. Aujourd’hui, on est souvent pris pour des intellos quand on commence à faire des références philosophiques par rapport au jardin, au paysage, plaisante-t-elle. Bien sûr, on pourrait définir l’environnement de manière très simple, en termes d’équilibre quantitatif, de fonctionnement d’un système. Mais si on n’y ajoute pas les autres dimensions culturelles, on se coupe des évolutions sociétales. Or, le paysage est la représentation de ce système sociétal. Pour moi, la meilleure chose à faire pour comprendre un pays qu’on ne connaît pas, c’est de regarder son paysage. C’est une manière de comprendre la population.

    Les architectes du paysage, artisans de nos villes

    Vert est sa couleur ?

    Mais si le paysage révèle la société qui y vit, il participe aussi à la façonner : telle est l’une des grandes idées de cet art. Bien sûr, comme le rappelle Christoph Menzel, architecte du paysage et assistant chargé d’exercices à l’ULB, nous ne faisons pas de politique. Mais il existe en revanche une conscience très forte du rôle social de l’espace public. Par définition, l’espace public, ouvert à tous, attire à lui une population bigarrée : personne ne devrait en principe s’en sentir exclu. Les places doivent assumer ce rôle dans les villes, tout comme les parcs, les squares, les bancs dont « publics » est le nom… Or, avec l’arrivée de la conscience écologique, l’espace public s’est aussi affirmé comme espace vert. Dans la lignée des « paysagistes » issus de la tradition des jardins, les architectes du paysage sont donc amenés aujourd’hui à travailler le végétal. Mais bâtir avec du vivant n’est pas couler du béton… Il s’agit de penser l’évolution d’un matériau qui a sa vie propre. Il faut aussi gérer les problématiques de l’ombre, de la lumière et de l’eau qui imposent leurs contraintes spécifiques. Les architectes du paysage doivent donc aussi s’appuyer sur des connaissances botaniques et travailler en collaboration avec les jardiniers. C’est ici que le « grand paysage » rejoint le petit et inversement. La multidisciplinarité est donc de mise même si, comme le pointe Rita Occhiuto, elle doit être préparée, elle ne peut pas se créer sur le moment en mettant des gens ensemble.

    Mais de

    l’avis de nombreux acteurs, la question du « vert » dans la ville, très porteuse politiquement, est souvent abordée de manière anecdotique. La ville décide de planter quelques arbres, des fleurs sur la place. Des murs recouverts de végétation, comme au Musée du quai Branly ou au Parlement de Bruxelles ? Joli, sans aucun doute, mais pas toujours si eco-friendly qu’on veut bien le dire. Le fameux jardin vertical de Patrick Blanc a fait le tour du monde mais, à mon avis, c’est la chose la moins écologique et la moins naturelle qui puisse exister car, hormis les grimpantes, les plantes ne sont jamais naturellement dans cette situation, explique Rita Occhiuto. Donc, pour les maintenir, on doit avoir recours à des artifices extraordinaires… et tout ça pour avoir quoi ? Des façades qui poussent. Il y a là une contradiction entre ce que l’on veut faire comprendre – la ville se verdit – et l’autonomie de la sphère végétale. Mettre du vert dans la ville, c’est une chose, mais concevoir l’équilibre végétal en ville, c’en est une autre…

    Le Nôtre des temps modernes

    C’est là qu’intervient en principe l’architecte du paysage, capable de penser les éléments naturels audelà du visible. Nous étions arrivés à une situation qui saturait à l’excès tous les systèmes qui l’ont caractérisée. Comme les moyens de transport, qui sont devenus un esclavage. Mais nous avons à présent atteint une phase où le système a métabolisé ce mouvement de révolution. Le bio, par exemple, n’est pas le retour à un système de production qui devient paysage. On a simplement extrait des morceaux de paysage pour servir la même question : produire et rentabiliser. Si on a bénéficié de ce regain d’intérêt pour l’écologie, il faut désormais être assez critique pour ne pas la conduire à l’épuisement de ses forces. Je trouve tout de même interpellant qu’aujourd’hui encore, l’écologie ne soit accessible qu’à des gens qui ont un niveau de vie élevé ou moyen et pour qui c’est un choix, poursuit Rita Occhiuto. L’embellissement est intéressant, mais ça ne suffit pas, ajoute Bas Smets. Par exemple, aujourd’hui, on sait que la qualité de l’air est très locale, elle est bien meilleure sur un boulevard planté que dans la rue d’à côté parce que les arbres captent les particules fines. Ça, c’est une connaissance assez nouvelle et qui doit être exploitée. L’architecture du paysage pense à la valeur systémique des choses, mais elle doit aussi travailler avec une connaissance très pratique des usages, des plantes, des végétaux, du mobilier urbain, des revêtements de sol... Elle fait donc le lien entre beaucoup de disciplines : écologie, urbanisme, architecture, mobilité... C’est ça qui est passionnant, s’entourer de tous ces spécialistes pour arriver à une synthèse et des solutions. C’est comme si l’architecte du paysage retrouvait le rôle de Le Nôtre : le « paysagiste en chef » de Louis XIV qui organisait à la fois le bâti, le nivellement, les jardins, les lacs…

    Le paradoxe : si l’on s’émerveille encore en allant au château de Versailles, nous avons bien du mal aujourd’hui à « voir » le paysage qui nous entoure. Question d’éducation sans aucun doute et d’un certain rapport « touristique » à la ville, lequel fragmente notre regard, l’oriente vers le bâtiment plus que vers le vide, le vert, les liaisons. Des métiers comme le design ont plus de visibilité, car ils produisent immédiatement quelque chose qui est reproductible, vendable, utilisable, miniaturisable… Un paysage est difficile à communiquer, avance Rita Occhiuto. Le terme « paysage » a été inventé pour parler des peintures au XVe siècle et ce n’est qu’au XVIIIe qu’il a été emprunté pour parler de la réalité physique, rappelle encore Bas Smets. C’est intéressant parce qu’aujourd’hui, on a tendance à croire que le paysage, c’est une vérité, alors qu’au départ, c’est le pays qui est la réalité. Le paysage est la façon de le voir. Ouvrir l’oeil et le bon : ces architectes-là vont nous y aider.

     

    SOURCE: http://www.lesoir.be/347114/article/styles/deco-design/2013-10-24/architectes-du-paysage-artisans-nos-villes


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