• Point de vue : « L’action urbaine directe pour repenser la démocratie »

    L’action urbaine directe pour repenser la démocratie.

     

     

     

     

    Point de vue : « L’action urbaine directe pour repenser la démocratie »

    Le schéma habituel de la fabrique de la ville est d’abord le fruit d’échanges entre le politique et l’expert. Le citoyen, dont on peut se demander s’il existe « par essence ou par construction »1 semble la plupart du temps exclu des processus de projet. Au mieux, il est positionné à des moments bien établis par les procédures qui encadrent sa participation, comme les concertations préalables ou les enquêtes publiques.
    Nous nous proposons ici de voir comment les actions menées par un groupe d’experts, le Collectif Etc, posent la question d’un repositionnement des rôles de chacune de ces entités par la construction ouverte et inclusive d’espaces publics de proximités.

    Trois entités cloisonnées en demande de porosités.
    Citoyens, politiques et experts de l’aménagement : motivés pour des raisons qui leurs sont propres, nous pouvons observer depuis quelques années la mise en œuvre de démarches montrant un désir d’augmentation des porosités entre chacune de ces entités.
    Pour les habitants, une volonté de plus en plus forte de se réapproprier leurs rues et leurs quartiers semble apparaitre. Désireux de retrouver autour d’eux des espaces qui leurs sont propres et qui soient à leur image, ils deviennent de plus en plus des acteurs de leur ville et tentent de recréer du lien social en retrouvant une vie de proximité. En témoigne la multiplication des mouvements émanant de la société civile telles que les actions de guérillas jardinières, ou encore la montée en puissance du monde associatif que Pierre Rosanvallon décrit dans son ouvrage sur la « contre-démocratie »2. Ces volontés populaires paraissent exprimer une défiance vis à vis du pouvoir politique et du mode de gouvernance actuels basés sur ce que Jodelle Zetlaoui-Léger appelle la « culture de la délégation »3, ressentie depuis une dizaine d’années et exprimée par l’abstentionnisme prédominant lors d’élections de tous niveaux.
    Pour les politiques, on suppose que se renforce le souhait de répondre au mieux aux attentes de leurs concitoyens en instaurant une gouvernance partagée, qui légitimerait d’avantage leur position. Ils y entrevoient aussi la possibilité de mettre en œuvre des modifications rapides des paysages de leur ville qui correspondent au temps court de leur mandature. Les diverses dispositions législatives prises ces dernières années témoignent de leur mobilisation, la loi Solidarité et Renouvellement Urbain votée en 2000 en étant l’illustration majeure.
    Pour les experts, nous constatons chez certains d’entre eux une envie d’inclure au mieux leurs concitoyens dans les processus de projet, en répondant au plus juste à leurs attentes et en se plaçant à leur service. Convaincus que « l’architecture est l’affaire de tous»4, ils mettent en œuvre des projets impliquant des habitants de plus en plus en amont des réalisations, par exemple dès les premières phases de définition des cahiers des charges.

    Des experts engagés
    La décennie suivant mai-68 a vu fleurir chez les architectes une conscience politique quant à leur activité professionnelle, s’associant pour nombre d’entre eux aux mouvements de luttes urbaines apparus à cette même période. Reniant l’idée que « la construction de la ville soit le fait du prince »5, certains s’engagèrent dans des mouvements sociaux aux côtés des habitants. Ainsi, comme le souligne l’éditorial non signé du premier numéro de la revue Place, des architectes « luttent pour le développement de la créativité populaire collective et de l’appropriation populaire de l’espace, pièce du pouvoir politique »6.
    Après quelques années pendant lesquelles le discours politique de la majorité des architectes retombe dans le silence, de nouveaux groupes d’experts semblent à leur tour vouloir bouleverser les codes établis dans la manière de penser la fabrique de la ville. Apparus il y a une dizaine d’années pour les plus anciens, regroupés sous forme d’associations, de coopératives, ou simplement de collectifs, des architectes souvent accompagnés de graphistes, de sociologues, d’urbanistes ou d’artistes, tentent de replacer l’usager-habitant au cœur de leurs projets. Les outils qu’ils développent s’ancrent dans des logiques de territoire complexes et transversales. Par leur production architecturale, ils questionnent non seulement les processus de projets, mais redéfinissent en même temps un système de valeurs dont ils sont porteurs et qu’ils tentent de mettre en application dans leurs manières de travailler, dans leur fonctionnement, et dans leurs projets. Le rôle de l’architecte dans la société s’en trouve bousculé comme l’avait annoncé bien avant eux Yona Friedman : ils cherchent non pas la participation des habitants, mais « cherchent plutôt si la  » participation de l’architecte  » peut être utile quelque part. »7. Souhaitant renverser les tendances décisionnelles en passant du «top-down» au «bottom-up», et guidés par une volonté de « faire ensemble, ici et maintenant» des espaces de partage à l’échelle de l’îlot ou du quartier, ces groupes transgressent les procédures et tentent « d’inventer de nouveaux espaces de démocratie »8, requestionnant par là même le système politique en place. Activistes, ils proposent par leurs interventions des pistes pour refondre la logique de gouvernance en vigueur, et tentent de redonner sa juste place au citoyen, celui de moteur d’une société. Il est notable d’observer ici le fait que ces groupes associent volontiers le qualificatif « constructeurs » à celui « d’architectes », traduisant ainsi la volonté de montrer ce « faire » qu’ils mettent en place.

    Le Collectif Etc et le chantier ouvert.
    Groupe apparu il y a seulement quelques années, dans la lignée de nombreux autres, et formé originellement par une dizaine d’étudiants en architecture, le Collectif Etc, dont nous sommes partie prenante, est une association nomade travaillant sur des territoires aux problématiques diverses.
    L’objectif de départ n’était pas strictement défini, mise à part l’envie d’intervenir, ensemble, directement dans l’espace public. Dans un premier temps pour y souligner ses singularités, par des interventions artistiques, puis rapidement pour tenter de lui redonner l’essence même de son existence : celui de la rencontre de l’autre et du débat. Saisissant petit à petit les outils qu’ils ont appris à maîtriser au fil de leurs enseignements, ces architectes se sont mis à questionner les liens entre dynamiques sociales et aménagement d’espaces publics par le biais d’installations ouvertes et inclusives. Ce groupe s’est d’ailleurs rapidement élargi à d’autres disciplines issues du graphismes ou de l’urbanisme, que ce soit en intégrant des membres dans le groupe, ou sous la forme de collaborations ponctuelles sur des projets donnés.
    L’un des outils -ne devrait-on pas parler de tactiques ? – développé par le Collectif Etc pour intervenir dans l’espace public est celui du chantier ouvert, qui englobe un certain nombre d’idées, et dont deux exemples serviront de cas d’études dans la suite de ce propos.
    Le principe général, d’un point de vue organisationnel, est que ce groupe vient occuper un terrain public, de façon légale ou non, de quelques jours à quelques semaines, pour y construire des aménagements qui pourront rester en place quelques mois ou quelques années. Deux axes sont défendus par le Collectif Etc pour un chantier ouvert. Le premier consiste en la mise en place d’ateliers créatifs, qu’ils soient par exemple de menuiserie, de jardinage ou de graphisme, toute la journée et dans un espace défini où quiconque souhaite participer est le bienvenu. Ces ateliers aboutissent à la construction d’un lieu valorisant des usages existants, ou en proposant de nouveaux. Le deuxième axe du chantier ouvert correspond à l’organisation d’événements créant les conditions d’émergence d’une situation conviviale. L’idée est de créer des moments d’échanges ouverts à tous, qu’il s’agisse de concerts, de repas partagés ou de débats publics.
    Nous proposons ici deux cas de chantiers ouverts mettant en œuvre ces principes, mais dont les dynamiques initiales sont sensiblement différentes. Ils éclairent de manière empirique la question du repositionnement des trois entités : habitants-citoyens, experts, élus politiques, les unes par rapport aux autres

    Le projet Café sur place, de la dynamique sociale à un espace co-construit.
    Le premier exemple est un chantier de deux semaines mené à Bordeaux en mars 2012. D’origine populaire, le quartier St Jean – Belcier a été le témoin – ou le support -, de la formation d’une association d’habitants, les Yakafaucon, mobilisée autour de l’amélioration de leur cadre de vie. Après quelques actions de fleurissement des rues, et à l’occasion de l’ouverture programmée d’un café associatif, les Yakafaucon se sont posés la question du devenir d’une place de quartier abandonné. Ils ont alors fait appel au Collectif Etc pour les aider à spatialiser leurs désirs d’évolution. Le Collectif Etc a proposé, après plusieurs moments de discussion, la réalisation d’une structure en bois flexible et évolutive. Les différents modules, en partie déplaçables et construits lors d’un chantier ouvert auquel a été associée une partie des habitants du quartier peuvent alors être vus comme des outils de questionnement du lieu et de ses usages. De multiples configurations possibles ont ainsi été testées in situ, pour des durées plus ou moins longues, soumettant concrètement cet espace au débat public permanent. Le fait que ces interrogations soient portées par une association, les Yakafaucon, d’ores et déjà identifiée par les pouvoirs publics a confirmé l’importance du devenir de cet espace et le rôle d’interlocuteur privilégié de l’association.
    Malgré les limites de la légitimité d’une telle association et de sa représentativité dans le quartier, on peut voir ici qu’une dynamique dotée d’outils et de compétences adaptés peut être moteur de projets d’aménagement et de gestion d’un espace public de proximité. Les responsables politiques, sans être aux origines du projet, mais qui ont su laisser faire, ont par la suite récompensé cette démarche9 et peuvent aujourd’hui s’emparer des propositions faites pour les prolonger, ré-interrogeant par là-même leur rôle au sein des dispositifs d’aménagement urbain.

    Le projet Détournez, construction d’un espace pour mettre en mouvement des populations.
    Le second projet a un point de départ tout autre. À l’occasion d’un festival d’arts urbains, organisé par l’association « Démocratie Créative » à Strasbourg en septembre 2011, le Collectif Etc, en collaboration avec Coloco, a proposé de travailler sur un délaissé urbain situé dans le quartier de la Gare.
    Ici, la construction réalisée avait pour objectif de mettre en valeur les potentiels d’un espace municipal laissé à l’abandon par la réalisation d’une structure regroupant différents usages possibles du lieu en fonction du public environnant. Ainsi un punching-ball et une balançoire pour les jeunes du terrain de foot, une cabane de jardinage pour le jardin partagé et un barbecue pour les artistes travaillant dans un local attenant, le tout groupé sur un même lieu. La démarche de chantier ouvert mise en place ici a eu notamment pour objectif de faciliter l’appropriation du projet par ces populations, et de leur offrir un temps de croisement différent que ceux qu’ils pouvaient entretenir, rendu possible par notre neutralité effective.
    L’invitation d’élus du quartier le jour de l’inauguration a permis d’expliquer la démarche et les intentions du projet. Presque deux ans plus tard, la structure est toujours en place. Mieux, l’Ateliers Urbain10 de la ville de Strasbourg a invité le Collectif Etc a ré-intervenir pour y permettre d’y apporter un nouveau regard, donnant les moyens d’améliorer les usages du lieu. La ville donne ainsi une légitimité tacite à cette réalisation « dé-normée ». Elle valide une intention sur un terrain actuellement hors de toute idée initiale de projet, du fait notamment de la mobilisation habitante ayant eu lieu lors du chantier ouvert et de ses suites.

    Ces deux cas de figure requestionnent les rôles de chacune des trois entités, habitants-citoyens, experts et élus. Ainsi à Bordeaux, une mobilisation habitante qui fait appel à un « architecte-conseil »11 pour spatialiser des intentions vécues ; à Strasbourg, des experts de l’aménagement qui interviennent spontanément sur l’espace public, en y mobilisant des habitants et usagers qui s’emparent du projet pour le ré-interroger. Dans ces deux situations, les élus, par leur laissez-faire indulgent, se sont emparés par la suite des projets réalisés, pour donner des moyens de pérenniser les actions, glissant peut-être d’un rôle de commanditaire à accompagnateur, de maitrise d’ouvrage à celui d’assistance à maitrise d’ouvrage, et posant à leur tour la question des rôles de chacun en matière d’amélioration du cadre de vie, et de démocratie dans une plus large mesure. Christopher Alexander ne préconisait-il pas déjà en 1977 de « rendre aux gens le pouvoir de décisions dont ils ont été dépossédés, en élaborant un langage architectural qui puisse faciliter le dialogue entre réalisateurs et usager »12 ?

    1CARREL M., ION J., NEVEU C., RENARD V.,AUBERTEL P., ROUSIER N., La citoyenneté urbaine, forme d’engagement et enjeux de solidarité., Éditions du PUCA, 2007
    2ROSANVALLON P., La contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Édition du Seuil, Paris, 2006
    3ZETLAOUI-LÉGER J., L’implication des habitants dans des micro-projets urbains : enjeux politiques et propositions pratiques. Les Cahiers de l’école d’architecture de la Cambre, Bruxelles, 2005
    4BOUCHAIN P., Construire autrement : comment faire?, Éditions Actes Sud, collection « l’Impensé », Paris, 2006
    5RAGON M., L’Architecture, le Prince et la Démocratie, Éditions Albin Michel, Paris, 1977
    6Revue PLACE, Peuple, Espace, Pouvoir, n°1, Éditions Solin, Paris, 1975
    7FRIEDMAN Y., L’architecture de survie., Éditions l’Éclat, Paris, 2003.
    8NORYNBERG P., Faire la ville autrement., Éditions Yves Michel, Gap, 2001.
    9L’association Yakafaucon a été lauréate du Prix Agora 2012, Ville de Bordeaux : «  L’objectif (de ce prix) est de récompenser des associations qui, par leur présence et leur activité ont réussi à avoir impact positif sur un espace de Bordeaux à grande ou petite échelle »
    10Ville de Strasbourg – Atelier Urbain. « Donner de la voix pour mettre la ville en débat »
    11RAGON M. ibid
    12ALEXANDER C., ISHIKAWA S., SILVERSTEIN M., A pattern language, town, buildings, constructions, Oxford University Press, 1977

     

    SOURCE: http://www.collectifetc.com/point-de-vue-laction-urbaine-directe-pour-repenser-la-democratie/


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